mercredi 14 mars 2018

5 avenue Sully-Prudhomme

C'est notre lectrice Fati qui nous envoie cet article fort documenté et érudit.
Je lui laisse donc bien volontiers la parole:

De la collaboration d’un commanditaire éditeur de musique, Jacques Durand (ou Massacrié-Durand, 1865-1928) et d’un ingénieur architecte, Pierre Leprince-Ringuet, le septième arrondissement a hérité d’un Hôtel particulier se déployant avec majesté à l’angle des avenues Sully-Prudhomme et Robert Schuman.


L’immeuble qui n’est pas classé date de 1913. Son concepteur, Pierre Leprince-Ringuet (1874-1954), est un architecte courtisé de ses contemporains, une sorte d’as de la symétrie architecturale. Pour se faire une idée de son sens  de la perfection il n'est pas inintéressant, au détour d'une petite balade dans le 12e arrondissement, d'aller jeter un coup d’œil à l’édification de  la Maison des élèves de l'Ecole Centrale  (aujourd’hui résidence Crous), une de ses créations située à l’angle de la rue de Cîteaux et du boulevard Diderot ; ou de s’intéresser à la réhabilitation du centre-ville de Cambrai détruit lors de la Seconde Guerre et dont il a été l’un des principaux artisans. Ainsi, bien qu’ayant remporté le concours avec deux confrères (Germain Debré et Jacques Debat-Ponsan), c’est lui qui, semble-t-il, va définir  le plan urbanistique des quartiers à reconstruire en imposant un schéma directeur auquel vont se conformer tous ses collaborateurs.  C’est à lui qu’est due, entre autres, cette idée d’une reconstruction alignant rigoureusement les faîtages des toits et corniches des bâtiments qu’il encadre à chaque angle par une maison à pignon. On peut en avoir un aperçu à la place Aristide Briant, par exemple.


Ce sens aigu du travail rationnel, mais non dépourvu de créativité ou d'une harmonieuse recherche esthétique, se retrouve dans l’Hôtel de la rue Sully-Prudhomme. Symétrie et rigueur constituent la ligne directrice du bâtiment. Dans leur ornementation tous les étages bénéficient du même traitement particulièrement soigné, y compris l'étage des combles ; et chaque niveau se démarque de l'autre et dans le traitement des modénatures et par une alternance des baies respectivement rectangulaires ou cintrées. Leprince-Ringuet se réapproprie en quelque sorte  la rigueur  de l'architecture classique  à laquelle nous fait penser de prime abord notre immeuble : un rythme horizontal avec des niveaux clairement délimités par un bandeau sans doute un peu trop saillant et une corniche filante à modillons ; un étage « noble » avec ses grandes baies cintrées rehaussées de moulures ouvragées et ses balustrades en pierre ; un rez-de-chaussée à bossages - mais revisités - composés de tables rectangulaires de diverses tailles, mais toujours distribuées avec régularité ; un soubassement marqué par un matériau plus clair que le reste de la façade.




La construction se déploie aussi selon un rythme axial de part et d’autre de la travée centrale qui, occupant la jonction des deux artères, est bien mise en valeur : fenêtre rehaussée d’un arc à clé, lucarne d’angle particulièrement travaillée : baies géminées, consoles, corniche à modillons, fronton brisé... Et pour  faire davantage ressortir cette travée, deux larges bandes verticales en très faible relief jouent le rôle de pilastres auxquels ne manque ni base ni chapiteau d'ordre... inconnu ! 
Sur cette assise néo-classique, l’immeuble se pare de quelques éléments qui lui sont plus contemporains. Ainsi trois compotiers qui ne tarderont pas à devenir l'un des emblèmes de l’Art Déco se déploient sur les frontons des lucarnes latérales. Un petit air Art Nouveau ressort du décor végétal spécifique à chacune des tables couronnant les fenêtres du second étage. On peut noter au passage que seule la fenêtre de la  travée centrale bénéficie d'une composante florale, un beau bouquet d'hortensias.




 Art Nouveau aussi dans le bas-relief qui trône au-dessus de la porte d’entrée et qui constitue l’une des originalités de cet immeuble. Les deux danseuses, flûte et tambourin à la main, nous rappellent que la musique est le domaine du commanditaire dont le monogramme « JD » pour Jacques Durand anime le fer forgé de l’imposte. 


Et l’on peut, pourquoi pas, s’amuser à penser que la belle coquille du tympan est un clin d’œil au prénom de l’éditeur. Le bas-relief n'est pas signé, mais il pourrait bien être l'œuvre du sculpteur Marcel Gaumont (1880-1962). 


Quelques arguments peuvent appuyer cette hypothèse. Le sculpteur et l’architecte, dont le parcours est quasi similaire, ont partagé de nombreux chantiers, à Paris et ailleurs, notamment à Cambrai. Ils ont aussi collaboré à l'édification de monuments aux morts dont celui aux allures d'arc de triomphe de l’ancienne Ecole Centrale, implanté au 2 rue Conté dans le III° arrondissement. 


Et surtout, ce qui me semble être sa signature, apparaît sur l'objet le plus énigmatique de notre hôtel particulier, la petite cerise sur le gâteau, son heurtoir, un petit bijou sculpté fixé (solidement j'espère) sur une majestueuse porte. 



On ne sait d'ailleurs lequel des deux tire le plus profit de la proximité de l'autre. Ce heurtoir met en scène deux personnages tout droit sortis de quelque récit mythologique. 



Mais qui sont-ils donc ces deux personnages souriants qui échangent un regard complice ?



S’agit-il de Silène et Bacchus ? 
L’association des deux expliquerait leur complicité. L’iconographie du personnage supérieur et sa bienveillance évoquent bien celle de Silène, père adoptif de Bacchus. Quant à l’aspect efféminé ou androgyne du personnage sur la balançoire, il répond à la légende qui dit que Zeus a décidé de faire passer Bacchus pour une femme pour le protéger de la colère d’Héra sa jalouse épouse.  Mais Bacchus, malgré la complexité de son histoire, n’est pas un héros ailé ou à qui on aurait fabriqué des ailes comme ce fut le cas pour Icare, du moins pas à ma connaissance.

S’agit-il plutôt de Bacchus et Icare ?
Hypothèse plausible. Mais alors pour quelle raison Icare serait-il aussi joyeux et quel peut être le lien entre les deux ? Existe-t-il un épisode peu connu ayant réuni ces deux héros ? La consultation d’Internet me dit qu’il pourrait effectivement s'agir de « Bacchus et Icare ». C’est aussi l’avis de l’auteur du Blog « Paris Myope » dans son excellente étude consacrée aux heurtoirs parisiens. Pourtant en dépit de la polyvalence ou du polymorphisme des héros mythologiques, je ne connais pas de lien unissant Bacchus à Icare. Mais je peux me tromper. Seul un spécialiste de la mythologie gréco-latine peut l'affirmer avec certitude.


Il pourrait peut-être s’agir de Bacchus et Erigoné ? 
En effet c'est la légende d’Erigone (facile à retrouver sur Internet ou dans les bons dictionnaires de mythologie) qui, me semble-t-il, présente le plus de similitudes avec l’iconographie de notre heurtoir, sans toutefois répondre à toutes les questions qu'il soulève.  Dans cet épisode plutôt macabre comme sait l’être la littérature mythologique, il est question de joyeuses célébrations, de vigne, du secret de la fabrication du vin, mais aussi de vengeance, et, élément intéressant, de jeunes filles sur des balançoires… Erigone ou Erigoné fille d’Icarios ou Icare (personnage qui n’a rien à voir avec le héros qui s’est brûlé les ailes) figure dans bon nombre d’œuvres d’art où elle est représentée en train de se balancer ou de couper une grappe de raisin, métamorphose d’un Bacchus séducteur. Des images sur ce thème glanées sur le Web présentent d'ailleurs une certaine parenté avec notre heurtoir : une oeuvre de Falconet (Musée de Sèvres) ou une gouache conservée au musée Cognacq-Jay).
Il n’en reste pas moins que malgré son androgynie, le personnage en train de se balancer semble malgré tout être un jeune homme… et que ses ailes demeurent au centre de nos interrogations. Leur présence résulterait-elle d’une confusion entre Icarios et le célèbre Icare ? L’histoire d’Erigoné et d'Icarios son père était-elle en vogue vers 1913 pour que ce heurtoir soit suffisamment lisible pour les contemporains ? Ont-elles un lien avec une autre légende ? Ou bien se pourrait-il qu’il s’agisse d’un hommage au poète Sully Prudhomme (1839-1907) qui a donné son nom à l’artère ouverte en 1909, juste quelques années avant la construction de l’immeuble ? A-t-il écrit un texte qui puisse donner la clé de ce mystère ?


    Autrement une dernière hypothèse, plus prosaïque ! 
Il peut s’agir tout simplement d’une fantaisie imaginée par le commanditaire. Compositeur aussi à ses heures Jacques Durand a pu écrire un morceau de musique dont le thème correspondait à la scène illustrée par le heurtoir. À moins qu’il n’ait juste souhaité se faire plaisir en s’offrant une œuvre d’art pour enjoliver sa demeure en laissant libre court à l’inventivité du sculpteur. À regarder certaines des productions de ce dernier on peut se rendre compte que les ailes constituent une thématique fréquente chez lui. Mais là on s’oriente vers un sujet qui, s’il mérite lui aussi d’être interrogé, m’éloigne de mon propos initial.  

***

Je crois que cet article mérite nos applaudissements !
Merci Fati !


4 commentaires:

Anne a dit…

PASSIONNANT ! Merci.

Le grand barde a dit…

JPD
Vos articles sont , je vous l'ai déjà dit d' une qualité remarquable et on se doit de reconnaitre quand vous déléguez , vous choissisez une rédactrice hors de pair en la personne de Fati
Bravo à elle

Fati a dit…

Un grand merci à vous mais... quelqu'un aurait-il une réponse à ma question : que représente ce heurtoir et qui ?

JPD a dit…

Comme disait Schopenhauer, "Paris-Bise-Art, c'est comme la philosophie: on a souvent les bonnes questions mais rarement les bonnes réponses ! "